Archives de Tag: Baromètre 2021 du fait religieux en entreprise

Religion et lieu d’exercice du salarié, une zone grise

ITV Institut Montaigne, Olivier Guillet, enseignant à l’Université Paris Nanterre suite à la publication du baromètre 2021 sur la religion en entreprise

*Quels sont les résultats du baromètre qui vous marquent le plus ? Parler de fait religieux au travail renvoie à deux réalités différentes. Dans la majorité des cas, l’expression religieuse cohabite  avec le travail sans poser de difficulté et serait problématique dans une minorité de cas. Le baromètre permet de ne pas se focaliser strictement sur les situations problématiques, tout en montrant qu’elles existent et qu’il convient de s’y intéresser. L’idée est double : la religion n’est pas qu’un problème au travail mais il existe des situations très délicates qui demandent des réponses.  

Le baromètre montre que l’expression religieuse est assez rarement perçue comme étant négative par les managers. Le passage en télétravail, du fait de la crise sanitaire, n’a influé que peu sur les perceptions des managers sur la question. Les managers ne ressentent pas de réelles modifications des comportements des salariés et seulement une légère atténuation des tensions liées à la religion au travail. 

Un autre constat important concerne les outils de gestion mis en place par les entreprises, et le soutien que cela peut apporter au management de proximité, toujours demandeur de dispositifs pour les aider à gérer l’expression religieuse au travail : « plus les entreprises ont des situations marquées par un fait religieux fréquent et par une densité forte, plus elles s’outillent et combinent plusieurs dispositifs« . 

Le baromètre souligne que l’organisation, pour un peu moins de la moitié des répondants, devrait tenir compte de la religiosité de l’individu lorsqu’il est question de lui donner des responsabilités managériales. N’y a-t-il pas là un risque de discrimination en réduisant les possibilités d’évolution de carrière de certaines populations sur un critère religieux ? Ceci demande à être analysé avec prudence pour éviter des décisions pouvant conduire à discriminer le futur manager. 

*Comment ces données résonnent-elles avec vos travaux ? Les résultats s’intéressent aux managers de proximité et cherchent notamment à répondre à deux questions : -Comment un manager répond-il lorsqu’il se trouve en situation de devoir gérer une expression religieuse au travail ? -Quels sont les facteurs pouvant influencer son comportement ?

J’ai proposé une typologie des différents comportements managériaux qu’il est possible de classer en fonction de leur nature (actif/passif) et de la vision du manager du fait religieux au travail (contrainte ou ressource ?). Le baromètre conforte la dualité dans la perception du fait religieux au travail et montre l’importance de ne pas avoir une approche uniquement par contrainte : apporter des solutions à travers, notamment, une posture ou stratégie officielle est essentielle, mais aussi à travers les outils de gestion.

La question du travail à domicile est problématique car le salarié est à la fois chez lui et au travail : dans cette situation, peut-on limiter les droits du salarié – la liberté religieuse étant un de ces droits fondamentaux – alors qu’il est chez lui ? Faut-il considérer que ce qui prime, c’est l’activité (le travail) ou plutôt le lieu d’exercice ? Un salarié qui exerce chez lui en raison du télétravail est-il contraint de respecter la réglementation interne à l’organisation ? Peut-on lui demander de retirer un crucifix exposé dans sa chambre ou son salon au motif qu’il exerce chez lui ?  Peut-on demander à l’agent public, qui se doit de respecter la laïcité, de faire de son domicile, qui par définition est privé, un lieu neutre ? Le télétravail a-t-il pour effet d’augmenter le périmètre du concept de « lieu de travail » en enlevant le caractère « privé » du domicile ? 

Le baromètre permet aussi d’illustrer l’importance de distinguer temps de travail et temps personnel. Une même expression religieuse peut être évaluée différemment par un manager en fonction du lieu et/ou du moment où elle s’exprime. La question de la prière est illustrative. Le salarié pratique-t-il ce rite religieux au moment de son temps libre = temps de pause ? Exercice-t-il dans un lieu dédié = salle de prière, bureau fermé ou un lieu utilisé clandestinement = vestiaire, toilettes, parking… ? Le baromètre montre une différence d’interprétation des managers sur cette question de la prière au travail en fonction, notamment, des réponses à ces questions. 

Le baromètre souligne une difficulté concernant la conception qu’a le manager du rapport entre religion et entreprise. Le manager souhaite une application du principe de laïcité, mais aussi de la liberté religieuse. Cette dualité doit être complétée par des contradictions apparentes dans les différents sens donnés par les individus au concept de laïcité. Le rapport à la laïcité est essentiel en France pour comprendre la perception du manager sans compter un autre facteur tenant à la manière dont le manager va gérer l’expression religieuse : sa propre religiosité. 

*Au regard de votre expérience, pouvez-vous développer un exemple de situation concrète ?

Le baromètre m’évoque une situation rapportée par un manager de mairie autour du cas d’une assistante maternelle dans le cadre d’une crèche familiale qui exprimait clairement sa religion dans le cadre de ses fonctions. La particularité de ce type d’emploi, pour ce manager public, est que le salarié exerçant à son domicile, n’est pas fonctionnaire, mais perçoit des fonds publics. Il explique avoir découvert que cette personne, témoin de Jéhovah affiche partout dans l’appartement où elle accueille les enfants, des signes religieux et fait des prières devant les enfants.

Le problème posé est celui du lieu d’exercice.  Le manager et le maire de la commune ont demandé à l’intéressée d’appliquer une neutralité religieuse dans certaines pièces de l’appartement en proposant un compromis : appliquer la neutralité religieuse dans les lieux où les enfants et les parents séjournent pendant les heures de travail. Cette situation a été connue des parents qui ne lui ont plus confié d’enfant.  Face à cette situation délicate, il importe de procéder à une analyse méthodique. Le manager doit regarder la réglementation et son application puis les règles internes de l’organisation pour identifier la marge de manœuvre possible : s’agit-il d’une zone grise ou dispose-t-on d’outils permettant de répondre à la situation ? 

En l’espèce, il s’agissait d’une zone grise, nécessitant interprétation et offrant une marge de manœuvre : le manager était libre d’agir en prenant en compte une multitude de critères. Il a choisi le compromis mais d’autres options étaient envisageables. Il est intéressant d’utiliser cette expérience pour éviter que de pareils cas. Il est aussi  important de ne pas rester seul face à des situations complexes : les organisations ont un rôle important à jouer à travers l’aide qu’elles peuvent apporter aux managers de proximité en lui donnant les outils et des clefs pour gérer ces zones grises. 

  Pour en savoir plus : https://www.institutmontaigne.org/blog/croire-au-dialogue-le-lieu-dexercice-du-salarie-une-zone-grise

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Posture des entreprises face au fait religieux : ITV de JC Volia par Institut Montaigne

3 questions à Jean-Christophe Volia, Docteur en sciences de gestion et du management, et spécialiste en gestion du fait religieux dans les grandes entreprises.

*Quels sont les résultats du baromètre du fait religieux en entreprise qui vous ont le plus marqué ? 2 résultats sont marquants dans le baromètre 2021 : le manque d’impact du télétravail sur les tensions et un outillage de plus en plus conséquent des entreprises.

La généralisation du télétravail laissait entrevoir une forte baisse des tensions liées à la religion au travail, du fait d’un fort amoindrissement de la visibilité – à distance – de faits vécus comme gênants au sein des équipes (port visible de signe), ou par une dilution de l’aspect chronophage de certains faits (prière) dans la latitude laissée aux individus pour organiser leur temps de travail.  Cependant, les tensions ne semblent diminuer que très relativement (moins de 20 %) : elles subsistent, gérées en premier lieu par le management de proximité.

Le baromètre révèle le nombre croissant d’entreprises à outiller leur gestion du fait religieux. Depuis 2019, le management de proximité est très demandeur d’une ligne directrice afin de l’aider dans la gestion de situations liées à l’expression religieuse au travail.

= 85,7 % des managers sont en attente d’une prise de position juste et claire de l’entreprise.

= en 2 ans, 8 % d’entreprises supplémentaires ont outillé leurs managers en conséquence : chartes/guides,  formations, discussions au sein de l’équipe managériale, consignes particulières pour répondre aux demandes d’absence ou d’aménagement du temps de travail ou encore dispositions dans le règlement intérieur.

Les chartes/guides, consignes particulières et formations se positionnent comme les outils les plus facilement « mobilisables » ; la progression des dispositions dans le règlement intérieur est inférieure à celle des autres outils mais demeure parmi les 3 principaux moyens utilisés en situation de forte densité.

*En tant que Docteur en sciences de gestion et du management, et spécialiste en gestion du fait religieux dans les grandes entreprises, comment ces données résonnent-elles avec vos travaux ?  2 points de résonnance sont à relever :

la situation de gestion du fait religieux s’avère des plus perturbantes pour un manager de proximité car il se trouve pris dans un étau. Ayant peur d’être vu comme incompétent par la hiérarchie, le manager préfère souvent gérer seul sans faire  remonter la situation complexe rencontrée; il y aussi la réaction de l’équipe et celle de l’individu demandeur qui sont redoutées. Par exemple, un port de signe visible légal mais gênant visuellement pour l’équipe et pouvant engendrer une réaction négative de sa part suscitera un refus du manager. L’inverse est aussi vrai : pour préserver les buts économiques et sociaux de l’entreprise, il est possible qu’un manager décide d’accepter une demande religieuse pourtant en désaccord avec les règlements intérieurs, voire la Loi.

-En ce sens, la posture de l’entreprise joue un rôle majeur. Jusqu’aux 2020, la tendance était  au déni de l’existence de situations problématiques liées à la question religieuse ; la dernière décennie a vu les organisations adopter une posture différente, se traduisant par un dispositif de gestion impliquant la direction RH, ou diversité, ou  juridique. Les postures extrêmes sont devenues plus rares : acceptation ou refus caractérisé. Le plus fréquemment, les entreprises françaises adoptent des positions proches de l’accommodement/aménagement avec une gestion des demandes religieuses au cas par cas, au regard de leur légalité, de leur impact sur l’équipe et l’entreprise : performance, image dégradée suite à  discrimination. 

*Au regard de votre expérience sur le terrain, pouvez-vous développer un exemple de situation concrète de fait religieux ? Le cas de la posture d’accommodement/aménagement est particulièrement intéressant ; la position de compromis est souvent apparue comme simultanément source de simplification et de complexité sur le plan empirique. 

Si un manager trouve des réponses éclairantes  à la lecture des éléments composant le dispositif de gestion de l’entreprise, il peut aussi y percevoir une inertie des documents écrits, aux principes parfois impossibles à mettre en œuvre face à une situation complexe, ainsi qu’un problème d’articulation entre les différents outils à sa disposition.

Si les formations interactives en présentiel peuvent œuvrer à l’unification et au caractère opérationnel du discours de l’entreprise, il est nécessaire que celle-ci adopte et affiche une posture claire, justifiable, inclusive, équitable, et cohérente en elle-même (non-discriminante), mais aussi vis-à-vis des autres documents composant le discours RSE de l’entreprise. Le respect de ce principe a régulièrement conduit des entreprises à rejeter l’inscription d’une clause de neutralité permise par la loi travail dans leur règlement intérieur : refuser cette clause maintient une cohérence dans le discours des entreprises ouvertes à la diversité. Cependant, une posture doit également être applicable uniformément sur un même territoire national et suivie d’actes concrets.

Choisir et afficher une posture s’apparente, en interne comme en externe, à une prise de position de l’entreprise, dans certains débats de société clivants. 

Par exemple, si une entreprise considère le port du voile comme un critère de diversité à protéger, et non comme un symbole portant atteinte à l’égalité femmes-hommes, et qu’elle l’exprime dans ses documents internes, à terme cela lui posera la question de la possible visibilité des personnes voilées sur les affiches publicitaires, et dans toutes les strates de l’entreprise. Si elle agit concrètement et de façon tangible en ce sens, elle prendra part à un débat clivant, potentiellement négatif pour son image, mais attractif pour les salariés et prospects favorables ou non-défavorables au port du voile. Si elle se contente d’un discours non suivi de faits, on pourra lui reprocher d’être en contradiction. 

L’important est la cohérence de sa position générale : il serait alors plus aisé pour les managers de s’appuyer dessus et de la défendre, face à des situations complexes. Au-delà, il paraît essentiel que la posture de l’entreprise intègre les règlements intérieurs, ce afin de formaliser une frontière légale indiscutable, entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas, tant dans l’expression religieuse des salariés que dans l’action des managers.

 Pour en savoir plus : https://www.institutmontaigne.org/blog/croire-au-dialogue-la-posture-des-entreprises-face-au-fait-religieux-une-question-de-coherence

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