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« Nouveaux modes de travail et de management », table ronde au Sénat

 Une table ronde, organisée par la Délégation aux entreprises du Sénat le 28 janvier 2021, a réuni François Dupuy, sociologue, expert en résidence à l’École des hautes études commerciales du Nord (EDHEC) ; Jean-Emmanuel Ray, professeur à l’École de Droit de Paris I — Sorbonne, spécialiste en droit du travail et Martin Richer, fondateur et dirigeant de Management & RSE, membre du Comité de rédaction de Metis.

Synthèse de quelques interventions:

François Dupuy : Les organisations endogènes de l’après-guerre étaient très protectrices pour les salariés; les clients voulant plus pour moins, la variable d’ajustement a été le management et l’organisation du travail avec des organisations plus « confrontationnelles » ,ce qui a déprotégé le travail. On a introduit de la coopération créant des liens de dépendance, d’où un désengagement émotionnel des salariés; il a fallu que les managers choisissent ce qu’ils imposent dans une multiplication des règles bureaucratiques pour préserver le fonctionnement des équipes.

Une étude menée de mars à septembre 2020 montrent que les cartes ont été redistribuées : les dirigeants ont eu à appliquer les directives gouvernementales changeantes et l’encadrement de proximitéi se sont vu confier deux missions : assurer la continuité de l’activité et s’occuper des personnes fragiles. Les organisations syndicales interviewées ont été unanimes pour soutenir les décisions des dirigeants.

L’encadrement de proximité a pratiqué la désobéissance organisationnelle : impossible d’assurer la continuité d’activité en respectant les règles bureaucratiques. L’encadrement intermédiaire a été relativement absent durant la crise et les fonctions support ont été fortement remises en cause…

Jean-Emmanuel Ray : L’individualisation et les droits de la personne au travail) remontent bien avant la crise, les salariés et les entreprises ayant beaucoup changé. Cependant encore aujourd’hui, le code du travail repose sur des points dépassés :

-le mode vertical, la subordination, l’obéissance, l’absence de mise en cause de la parole du supérieur.

-une organisation prégnante, celle de Boileau avec unité de temps, de lieu et d’action.

-la loi de la pesanteur interdisait toute exportation de travail hors de l’usine.

-le compromis fordiste = stabilité de l’emploi et salaires contre l’obéissance.

En mars 2020, la France est passée en télétravail et le nouvel environnement de travail se structure par 4 caractéristiques :

  1. Ubiquité du travail intellectuel : quel est le temps de travail, le lieu de travail ?
  2. La création exige de l’autonomie donc la subordination est contreproductive avec les travailleurs du savoir.
  3. La fierté du métallo, était le travail bien fait mais avec la pression de l’urgence, un travail intellectuel n’est jamais terminé. Le droit à la déconnexion a-t-il une réalité ?
  4. En 4 août 1982, Jean Auroux a fait voter un article qui a révolutionné le droit du travail, « nul ne peut porter atteinte aux libertés, sauf si c’est justifié ou proportionné » : cela a tout changé. Dans la loi Pacte, on a introduit une article de grande portée : « prendre en considération les enjeux sociaux et environnementaux ».

Martin Richer : le management aujourd’hui est à la croisée des chemin avec :

-le rôle essentiel du management de proximité dans la réalisation d’un environnement de travail sain ;

-le rôle du management intermédiaire pour construire un modèle d’entreprise plus soucieux de ses impacts ;

-c’est quand le travail à distance se répand que l’on distingue les managers incapables d’apporter un soutien professionnel à leurs collaborateurs.

-la crise du management est une crise de légitimité et de désirabilité : 62 % des non-managers ne veulent pas devenir managers… Un corps social qui n’est plus capable de générer ses élites va à sa perte. La crise des managers ne date pas d’hier : cf études Apec, Entreprise et Personnel, CEREQ, Denis Monneuse… La France est en retard dans sa transition managériale pour différentes raisons :

-l’intérêt pécuniaire ne fait pas le poids,

-la pression et le poids du reporting et du contrôle.

-une transition nécessaire d’un management basé sur l’obéissance et la discipline vers un management basé sur l’adhésion et le soutien.

-une question de compétences : problème de la formation au management trop souvent vue comme développement personnel.

-le sujet de la parité femmes/hommes : le management au féminin est plus en retard en France qu’ailleurs en Europe

-le manque de reconnaissance du management.

François Dupuy :Le passage en télétravail a généré des exclusions à rattraper : des bandes passantes des systèmes informatiques obligeant les entreprises à faire des choix d’exclusion, d’où une souffrance liée au sens du travail ; assignation d’une plateforme (ex : Teams) à l’exception des autres …

« Management » est un terme très générique recouvrant des réalités très différentes: oOn promeut au rang de manager ceux qui sont les plus performants dans leur activité, pas ceux qui seront les meilleurs managers. Réintroduire de la confiance dans le management est aujourd’hui un slogan à traduire en réalité.

Jean-Emmanuel Ray : — Quand on propose à un manager de prendre une responsabilité d’équipe, on le confronte à l’élargissement permanent de la responsabilité pénale, c’est-à-dire personnelle ; la définition du harcèlement managérial, qui « coûte » 3 ans de prison…

Martin Richer : 5 cinq leviers pour améliorer le management, la santé au travail et la qualité du travail.

  1. Réintégrer le travail dans l’entreprise et son fonctionnement: processus d’évaluation des collaborateurs et expression des salariés au travail.
  2. Mandater la fonction Ressources Humaines qui maîtrise la plupart des leviers.
  3. Impliquer davantage les dirigeants dans le soutien solidaire de la chaîne managériale.
  4. Favoriser le soutien professionnel (transition managériale).
  5. Organiser la montée en compétences des managers.

François Dupuy : Bien faire la différence entre « cadre » et « manager ». Les leviers à utiliser sont spécifiques à chacune des organisations . La problématique des générations: les jeunes ne cherchent pas à « se réaliser » dans le travail, mais à trouver les ressources nécessaires pour « vivre la vraie vie ». .

Jean-Emmanuel Ray : Pour la génération X, le chômage était impensable alors que les Y, Z et alpha intègrent totalement cette éventualité. Ce que l’on prend pour de la fainéantise est souvent un manque de sens: les jeunes s’engagent, mais ponctuellement.

Martin Richer : Les PME sont-elles plus à même de répondre aux évolutions du travail et du management ? Y a t-il vraiment des différences entre générations dans le rapport au travail ? Spécificités des Y et Z : plus engagés, mais aussi plus exigeants vis à-vis des dirigeants,, de leur entreprise et de leur manager.

L’expression « donner du sens » est erronée : le sens ne se donne pas ; il se crée au quotidien dans les interactions de travail…

Pour aller plus loin

– Retrouvez la vidéo sur le site du Sénat

– Lisez le communiqué du Sénat résumant la table ronde 

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Crise sanitaire et pratiques professionnelles : Enseignements à retenir d’une enquête pilotée par François DUPUY

François Dupuy, sociologue,  a coordonné une enquête auprès de salariés, cadres et dirigeants pour comprendre les modifications des  pratiques professionnelles issues de la crise sanitaire : enquête qualitative menée, entre mai et août 2020, sur la base de plus de 500 entretiens auprès de 7 entreprises de différents secteurs, 1 administration, 1 collectivité territoriale. Principaux éléments à retenir :

*Un premier confinement globalement bien vécu par les Français : La moitié du temps gagné sur le transport a été restitué à l’entreprise, le reste pour faire ce que l’on souhaitait. Avec le télétravail,  le temps retrouvé s’est transformée en autonomie retrouvée : les personnes se sont débrouillées par elles-mêmes pour travailler, avec quelques points fixes à distance avec les managers. Cette capacité à s’auto-organiser pose question : si les salariés constatent que cela marche aussi bien quand ils s’organisent eux-mêmes, vont-ils accepter de revenir à un mode de management plus directif ?

*Les représentants du personnel interrogés ont globalement exprimé une  satisfaction à l’égard de leur direction sur les politiques de prévention mises en place dans l’urgence.

*Un phénomène d’exclusion ressort cependant des entretiens qualitatifs. Les entreprises  n’étaient pas préparées à un basculement en télétravail et ne disposaient pas de bande passante pour permettre de faire télé-travailler tout le monde ; de fait, certains salariés ont été écartés pour en privilégier d’autres, jugés prioritaires pour la continuité de l’activité. Les salariés exclus se sont interrogés sur la valeur et le sens de leur travail, d’où une certaine réticence à reprendre le travail en présentiel. Un autre type d’exclusion est aussi lié l’outil numérique, avec l’utilisation de diverses plateformes dans le cadre de consignes plus ou moins contraignantes.

*Le confinement a resserré les liens familiaux, à la fois au sein de la famille parents/enfants et au sein de la famille élargie via des groupes Whats App permettant la multiplication des échanges. De même dans l’entreprise, des groupes se sont créés spontanément avec des  salariés  intéressants du point de vue professionnel. Ces collectifs étaient plus des collectifs affinitaires que des collectifs de travail, ce qui a pu générer un mécanisme d’exclusion avec des possibilités de tensions internes. 

*Les groupes affinitaires ont conduit à une  « désobéissance organisationnelle » de la part de l’encadrement au contact direct des équipes opérationnelles à qui on a demandé non seulement d’assurer la continuité de l’activité mais aussi de se soucier de la situation des personnes fragiles. Dans ce contexte, des cadres de proximité ont désobéi aux consignes donnés par leur organisation de façon à pouvoir travailler.  En pratique, les entreprises ont adopté deux stratégies différentes : soit une  stratégie d’accentuation en considérant que la situation étant grave, il faut émettre plus de process pour expliquer que faire dans toutes les situations :  face à cette réaction, l’encadrement de proximité n’en a plus tenu compte et a pratiqué différemment pour faire fonctionner l’activité, ce que personne ne leur a reproché ; soit une stratégie d’atténuation en considérant que les personnes de terrain agissant pour faire le nécessaire, il n’y a pas lieu de les surcharger. Ceci a montré que les choses fonctionnaient aussi bien  qu’avec une surcharge bureaucratique  des fonctions support. Toute la question est de savoir si, à l’avenir, les entreprises vont choisir de réduire les fonctions siège, ou revenir à un système de process et de contrôle.

*Une place à part doit être faite aux ressources humaines car la fonction RH a été très sollicitée non seulement pour poser le cadre et accompagner les opérationnels mais aussi pour traiter les très nombreuses demandes individuelles relatives aux nouveaux modes de fonctionnement.

* *Impacts sur les pratiques de télé-travail ? Un télétravail permanent n’est pas souhaité par la grande majorité des salariés aspirant à une part de présentiel, (2/3 jours par semaine). A noter que  les plus réticents au télétravail ont été les jeunes, même s’ils maîtrisent les outils de travail à distance. L’utilité de l’Ani sur le travail n’apparaît pas partagée, son contenu étant assez limité et non prescriptif, ne faisant que compléter l’accord de 2005 et renvoyant sur différents points à une une négociation collective, ce qui sera certainement le cas dans beaucoup d’entreprises.

*Quel paysage social dans la perspective des élections présidentielles de 2022 ? cela dépend des réponses apportées à 3 questions ;  1- Jusqu’à quand ce virus va-t-il condamner à se priver d’une partie de ses activités et ses libertés ? 2-  Les Français auront-ils conscience qu’ils vivent dans un pays  ayant fortement agi pour amortir le choc ? 3- Les différents mécontentements/insatisfactions de la population peuvent-ils ou non s’agréger ? 

Pour en savoir plus :https://www.editions-legislatives.fr/actualite/travail-et-management-que-nous-apprend-la-crise-sanitaire

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